Premières réflexions sur la "philosophie de l'entreprise" (1)
Quand on examine comment l'entreprise française définit ses propres attentes face à la transformation économique et sociale, les éventuels apports du philosophe peuvent sembler évidents. Chaque fois qu'on cherche à "établir des valeurs partagées", à "définir des objectifs communs", ou à "donner du sens à l'action collective", les objectifs qu'on vise appartiennent au domaine de la philosophie. Les entreprises qui cherchent à se positionner et à se développer dans la naissante "économie de la connaissance " ne peuvent pas se passer d'une compréhension approfondie de la nature de la connaissance, et de ses modes de détermination collective, de représentation, et de transmission. Celui qui cherche à combler la perte de confiance dans la direction et l'orientation de l'entreprise, ou de rétablir le "bien-être au travail", cherche à combler la défaillance des modèles traditionnels d'autorité, de légitimité, et de crédibilité…
Bien que je puisse étendre la liste d'exemples à recouvrir la plupart des domaines d'action de l'entreprise - et sauf dans quelques très rares cas - la "demande" reste néanmoins implicite. Il y a, peut-être, un vague sentiment chez certains acteurs que la philosophie "pourraient éventuellement être utile", mais ce sentiment relève plutôt d'une familiarité avec les domaines d'enquête de la philosophie en général – en France, il y a peu de réflexion sérieuse dans le domaine spécifique de la "philosophie de l'entreprise", soit-elle au niveau fondamental ou au niveau appliqué. De surcroît, et sans vouloir évoquer les "guerres de philosophe", la tradition "littéraire" de la philosophie française lui rend peu convenable aux mores et aux habitudes de pensée de l'entreprise, et plus particulièrement là où il y a une préférence pour les "modèles anglo-saxons" - et cette préférence s'étend à toute organisation qui cherche à mettre en place "le management" (qui n'est rien d'autre qu'une hypothétique norme de gestion humaine qu'on croit observer dans des entreprises américaines ou anglaises).
Mais les Français aiment les mots (c'est peut-être pourquoi j'aime les Français), et il y a un gouffre linguistique entre le discours du "philosophe français" qui se serre à la rhétorique usée mais confortable des valeurs humanistes de la République, et les notions étrangères qui fondent et motivent "le discours du management anglo-saxon". Que ces notions "étrangères" sont en effet des représentations françaises d'une certaine culture de gestion et d'une certaine habitude de penser ne fait qu'ajouter à l'inaptitude de la philosophie française traditionnelle face aux besoins et aux attentes de l'entreprise. Pour le meilleur ou pour le pire, la philosophie française s'est polarisée autour des débats sociaux et politiques qui visent ou à critiquer, ou à défendre, une certaine vision du capitalisme. Mais l'entreprise ressent le besoin d'acteurs, et non pas d'apologistes – et le discours des critiques du capitalisme ne peut servir qu'un pseudosyndicalisme primitif, inadapté aux réalités macroéconomiques de l'Europe contemporaine. Personne ne doute qu'il faut identifier les incohérences dans - et les divergences entre - nos différentes représentations de l'environnement économique, sociale, et culturelle de l'entreprise ; néanmoins, l'objet de l'identification est de faciliter les échanges entre les différentes parties prenantes et favoriser la mise en place d'un sens commun et partagé d'orientation dans l'action.
La tradition "analytique" en philosophie anglo-saxonne a maintenu dès ses plus jeunes jours des relations étroites avec les sciences quantitatives, et surtout en ce qui concerne la méthodologie et l'approche empirique ; de surcroît, depuis les années 1950, et surtout aux Etats-Unis, les tendances "analytiques" et "empiriques" se sont rejointes à la tendance "pragmatiste". Ces deux caractéristiques donnent à la philosophie analytique la capacité d'évaluer de manière neutre les informations provenant des différents systèmes épistémiques et leur adaptation aux objectifs téléologiques affichés.
***
De toute évidence, mon opinion est colorée par ma propre expérience – mais, par cette même expérience, j'ai vu la demande croissante de résultats quantifiables, la dépendance toujours grandissante d'indicateurs fiables de l'état et du progrès de l'entreprise. De manière générale, il n'y a pas question que la philosophie analytique soit en quelque sort "supérieure" à la philosophie française, mais ses objets, ses méthodes, et son style de discours sont certainement mieux adaptés aux représentations et aux pratiques de l'entreprise.